Aït Menguellet
L’artiste rallume les flammes éteintes
Quoi de plus normal qu’un artiste s’exprime sur sa condition ? Certains chanteurs, écrivains, acteurs ou peintres ont rempli des pages ou composé une kyrielle de strophes pour dénoncer les conditions de travail qui les entourent et l’incompréhension dont ils font l’objet.
Aït Menguellet, dans ces anciens poèmes, a décrit les malaises et l’inconfort de l’artiste que lui ont valu ses amours particulières, l’amour du verbe ciselé et de l’image poétique qui l’accompagne. Les poètes, sous tous les cieux, sont considérés comme des êtres à part, des iconoclastes qui ne cadrent pas toujours avec les données les plus évidentes de la société. C’est un peu l’image que nous fait voir Baudelaire dans ses Fleurs du mal. Le poète maudit par le sort fait parler sa mère qui se plaint d’avoir un enfant de cette “engeance” : «Ah ! Que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères/Plutôt que de nourrir cette dérision !/Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères/Où mon ventre a conçu mon expiation !». Comme Si Mohand U M’hand et les autres troubadours d’antan ou d’aujourd’hui, seul lui, l’artiste, le poète, savoure sa situation, se délecte de la douleur et tire jouissance de son statut peu commun. «Pourtant, sous la tutelle invisible d’un ange/L’enfant déshérité s’enivre de soleil/Et dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange/Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil», conclut Baudelaire.
Outre le secret plaisir de faire des vers et de composer des chansons, l’artiste- par un don prophétique peu intelligible et un sens de l’analyse qui n’a rien à voir avec la rationalité arithmétique- insuffle espoir et trace sur un parchemin mystique les sentiers du bonheur et les voies du salut à ses semblables. Trop ambitieux ? Il sent parfaitement les limites de son entreprise : «Si j’étais un savant, peuple, je changerai ta marche. Dieu surgira dans mes rêves et me dira : occupe-toi de tes affaires». Cependant, il veut placer la barre à cette hauteur pour que l’utopie soit un moteur de l’histoire.
La chanson dont nous tentons la traduction a été chantée pour la première fois par Aït Menguellet le 28 décembre 1988, soit un peu plus de deux mois après les événements d’octobre qui ont fait une victime emblématique en Kabylie, Matoub Lounès. Sur l’esplanade du marché hebdomadaire de Aïn El Hammam, Aït Menguellet a dédié cette chanson à Matoub qui était alité dans la clinique des Orangers à Alger après avoir reçu une rafale de kalachnikov. La chanson n’était pas encore commercialisée ; elle le sera trois mois plus tard. L’occasion de cette manifestation était l’anniversaire de la mort de Si Moh U M’hand qui avait réuni toute l’élite kabyle : Mouloud Mammeri, qui disparaîtra deux mois après, Tahar Djaout, Ferhat Imazighen Imula, Ben Mohamed, Tahar Oussedik et d’autres figures du mouvement berbère.
Amar Naït Messaoud
L’Artiste Prélude
Que reste-t-il sous le bonnet ?
Une tête désertée par la cervelle.
Qu’a-t-il laissé pour nous l’esprit de vaillance ?
Un simple fantôme pour soutenir nos luttes.
Qu’a pu bien nous léguer notre authenticité ?
Son simple nom que nous débitons à tout va ;
Nous en avons perdu même les traits.
Malheur à nous le jour où nous devînmes
Simple troupeau de moutons !
Affluant de partout,
Ils sont au chaud tant qu’ils sont réunis serrés.
Le chacal fait incursion en leur sein,
Et les moutons dans la débandade n’ont pu
Ni se repaître ni regagner la bergerie.
O toi colporteur de courroux,
Ne te présente plus devant notre seuil !
Nous sommes las de l’infortune des jours
Qui ne nous laissent aucun choix.
Assez de nous débarrasser des épines
Qui jonchent le parterre
Du chemin qu’emprunteront nos pieds.
Chant
Si ton cœur veut déborder
Ouvre-lui grandes les portes.
Avec tes paroles et les fils de ta guitare
Tu berceras le monde.
Tant que le ciel a besoin de toutes ses étoiles,
Les hommes aussi ont besoin de l’artiste.
…………
Même si des gens te raillent,
Tu es bien au-dessus.
Même si on te couvre de médisances,
Même si des paroles malencontreuses te sont adressées,
Ceux qui t’admirent
Et ceux qui te comprennent,
D’eux tu es issu ;
Nul n’osera t’offenser.
…………..
Tu as vu l’arbitraire
Et ton soupir s’éleva.
Dans le soupir, il vit le jour,
Et chacun l’a entendu.
Tu l’as dénudé et pétri ;
Tout le monde l’a vu.
Tu as dénoncé l’arbitraire devant le brave homme
Qui s’est retourné contre lui pour l’éliminer.
…………………
Tu as entendu les lamentations
De celui qui a vécu toujours dans les malheurs.
A l’écoute de ton chant,
Ses douleurs se sont apaisées.
Quiconque ignore dans sa vie la joie,
Traînant une patente malchance,
Place ses espérances en toi.
Insuffle en lui l’espoir.
…………….
Tu as vu la beauté
Et en as fait un poème.
C’est toi qui réveilles en nous le souvenir
De tout ce que nous oublions.
Tu lèves le voile
Sur tout ce qu’on nous a ravi ;
Et à chaque fois que sa flamme s’éteint,
C’est toi qui la ressuscites.
Traduction : Amar Naït-Zerrad
mercredi 21 mai 2008
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